Depuis quelques années, on observe dans plusieurs domaines une évolution de la façon dont la connaissance est produite : la montée des sciences participatives. Grâce au numérique notamment, des milliers de citoyens peuvent aujourd’hui facilement contribuer à la collecte, à l’analyse ou à la structuration de données, parfois avec une ampleur que les équipes de recherche ne pourraient atteindre seules.
Les dispositifs actuels redéfinissent la frontière entre expert scientifique et expert de vécu, ils invitent à considérer chaque citoyen comme un acteur de la recherche, et non plus comme un simple et éventuel récepteur de connaissances. Cette transformation marque un véritable tournant dans le regard sur ce qu’est « la » recherche.
Ce mouvement ne relève pas d’un effet de mode. Il traduit une aspiration plus profonde : celle d’une science plus ouverte, plus transparente, plus en prise avec l’expérience vécue et le « monde réel ». Il révèle aussi une tension : comment articuler la rigueur scientifique telle qu’elle a longtemps été pensée, la participation citoyenne et les exigences éthiques ? Des analyses récentes soulignent que cette ouverture impose des méthodes adaptées, un travail constant de validation et une réflexion sur la gouvernance de ces projets complexes.
C’est précisément ce défi qui m’intéresse, parce que si les sciences participatives offrent des opportunités considérables, notamment pour comprendre des phénomènes complexes comme la souffrance psychique, elles obligent aussi à repenser la communication scientifique : moins verticale, plus égalitaire, plus attentive aux savoirs expérientiels.
Dans cet article, je propose donc d’explorer cette « nouvelle ère » sous l’angle de la facilitation par le numérique. Avec nuance, toujours : ni enthousiasme technophile, ni scepticisme systématique. Simplement l’idée qu’une participation bien pensée peut réellement enrichir la production de connaissances… à condition d’en comprendre les implications concrètes.
Un tournant récent mais mal inégalement représenté
L’essor des sciences participatives ne se résume pas à l’arrivée d’outils numériques plus accessibles, et par là plus efficaces. Il correspond aussi à une transformation beaucoup plus profonde de la manière dont la science est pensée, organisée et en lien avec la société. Pendant longtemps, le modèle dominant reposait sur une séparation nette : d’un côté, les chercheurs qui produisent les savoirs ; de l’autre, le public qui les reçoit, le cas échéant. La participation se limitait à la diffusion, à la sensibilisation ou à des actions éducatives.
Le numérique a contribué à fissurer ce modèle. Non pas comme solution miracle, mais parce qu’il rend possible la mise en réseau de compétences diverses, la collecte distribuée de données, et des formes de coordination autrefois impensables. Ce phénomène peut être décrit comme une transition qui mobilise des volontaires capables de réaliser à grande échelle des tâches complexes ou répétitives. Ce n’est pas seulement une question de volume : c’est un changement de logique. Ce nouveau paradigme repose sur trois évolutions majeures.
Premièrement, la montée en compétence de groupes de citoyens autour des enjeux scientifiques. L’accès massif à l’information (et malheureusement aussi à beaucoup de mé/désinformation), à des ressources pédagogiques, à des outils d’analyse ou de visualisation contribue à réduire, sans l’effacer, la distance entre experts scientifiques, experts de vécu et citoyens qu’on peut dire, sans jugement de valeur, profanes.
Deuxièmement, l’idée que la légitimité scientifique ne dépend plus uniquement de l’institution ou du statut du chercheur. Des travaux en sociologie des sciences ont montré que certains projets participatifs produisent des données reconnues pour leur fiabilité, notamment lorsque des protocoles stricts et des mécanismes de vérification sont intégrés dès le départ. La rigueur ne disparaît pas ; elle est redistribuée.
Troisièmement, l’émergence d’une culture collaborative plus large. Dans de nombreux domaines — logiciels libres, open data, plateformes contributives — les modèles horizontaux se sont imposés comme de nouveaux référentiels. La science n’échappe pas à ce mouvement. Les citoyens n’attendent plus forcément que la recherche « descende » vers eux : ils créent, documentent, débattent, et parfois questionnent les priorités scientifiques.
Cela ne signifie pas que toutes les disciplines sont concernées de la même manière, ni que tout projet participatif se vaut. Mais il révèle une dynamique structurelle : la science se construit désormais dans un espace plus ouvert, où les frontières sont moins étanches, et où la circulation des savoirs se fait dans les deux sens. Pour les chercheurs comme pour les communicants, cela implique un ajustement profond : la participation n’est plus un outil périphérique, mais un élément du système de production.
Ce que permettent les sciences participatives
Si les sciences participatives occupent désormais une place croissante dans le paysage scientifique, c’est parce qu’elles offrent des opportunités concrètes. Au-delà du discours institutionnel, plusieurs apports sont aujourd’hui clairement documentés, même si leur ampleur varie d’un domaine à l’autre.
Une capacité d’observation et de collecte inédite
Dans certains secteurs, la contribution de milliers de participants permet d’obtenir des données d’une densité et d’une couverture spatiale inégalées. Des chercheurs rappellent que certaines bases de données auraient demandé des décennies de travail sans cette mobilisation distribuée. Ce n’est pas qu’une question de quantité : la diversité des participants (lieux de vie, horaires, situations) élargit la compréhension des phénomènes en les inscrivant dans un cadre concret et réaliste. Dans des domaines sensibles comme la santé environnementale, ces données distribuées ont parfois mis en évidence des problèmes plus tôt que n’ont pu le faire les dispositifs institutionnels constitués.
Un moyen d’impliquer le public autrement
La participation donne un rôle actif au public : observer, annoter, classer, signaler, parfois même analyser. Cette implication développe des formes d’engagement durables et crée une relation plus vivante avec la science. Plusieurs études montrent que les participants développent une meilleure compréhension des enjeux scientifiques lorsqu’ils sont impliqués dans une tâche réelle plutôt que dans un dispositif purement de médiation. J’en fais souvent l’expérience, avec mes étudiants ou au cours de formations : quand on implique les personnes, on ne produit pas seulement des données, on produit aussi du sens, du dialogue, de la confiance.
Une possibilité de produire des connaissances utiles aux politiques publiques
Les données issues de projets participatifs sont de plus en plus utilisées pour éclairer des décisions collectives. À l’échelle internationale, certains programmes d’épidémiologie participative ont permis de détecter des signaux précoces d’infections virales. Pour les institutions, c’est un levier stratégique : non seulement pour améliorer la précision des modèles, mais aussi pour associer les citoyens aux décisions qui les concernent. J’en parlais aussi dans un des articles de la série sur le lien social.
Une contribution réelle à certaines avancées scientifiques
Contrairement à l’idée selon laquelle les citoyens ne feraient que des tâches simples, certaines contributions ont permis des avancées majeures. Le projet Foldit, un jeu dans lequel les participants replient virtuellement des protéines, a permis de décoder la structure d’une enzyme liée à une maladie virale, un problème qui se posait depuis plus de dix ans. Dans un autre registre, vous vous rappelez peut-être le projet SETI, auquel on pouvait céder une partie de la puissance de calcul de son ordinateur pour faire avancer les recherches sur la vie extra-terrestre.
Un espace pour reconnaître des formes de savoirs invisibilisées
Dans les domaines liés à l’environnement, à la santé ou au social, les sciences participatives permettent parfois de valoriser des savoirs expérientiels longtemps considérés comme périphériques : observations locales, vécu quotidien, données d’usage de dispositifs. Pour moi, cet aspect est essentiel dans la santé mentale : de nombreuses connaissances utiles sont produites en dehors des laboratoires. Les sciences participatives ouvrent une possibilité, encore peu exploitée, d’intégrer ces connaissances dans des démarches plus rigoureuses.
Les limites et points de vigilance à observer
Si les sciences participatives offrent des opportunités réelles, elles ne sont pas pour autant un modèle miraculeux. Leur développement s’accompagne de limites structurelles, méthodologiques et éthiques qui exigent d’être prises au sérieux. Les ignorer reviendrait à affaiblir leur crédibilité, et dans certains domaines comme la santé mentale, à prendre des risques importants.
La qualité scientifique des données n’est jamais garantie par la participation seule
La première critique documentée concerne la fiabilité des données produites. Des variations dans la motivation, l’expertise, la compréhension ou le matériel utilisé peuvent générer du bruit, des erreurs ou des biais. La rigueur ne dépend pas du nombre de participants, mais de la structure du protocole : formation minimale, validation croisée, redondance des observations, utilisation de standards scientifiques établis ou innovants et validés. Certains projets ont montré que des données citoyennes peuvent atteindre un niveau de qualité comparable aux mesures professionnelles, mais seulement quand certains garde-fous sont mis en place.
Le risque de participation « cosmétique »
La participation peut aussi être utilisée comme argument politique ou communicationnel, sans impact réel sur la recherche. On peut finalement appeler cela de la « participation de façade ». Cela arrive par exemple quand : les citoyens accomplissent des tâches très limitées, sans influence sur la conception de la méthodologie ; la restitution des données est inexistante ; la gouvernance reste entièrement centralisée. Dans ces cas-là, on demande au public d’alimenter un système qui ne lui donne ni pouvoir, ni reconnaissance, ni légitimité scientifique.
Une tension persistante autour des frontières de l’expertise
La participation redéfinit les rôles, mais elle ne supprime pas la question de l’expertise. Dans certains domaines, notamment biomédicaux, l’ouverture peut créer des malentendus sur la validation, la responsabilité scientifique ou les limites du savoir profane. Pour les chercheurs, cela implique un travail supplémentaire : expliciter ce qui peut réellement être partagé, ce qui relève de la validation professionnelle, et ce qui nécessite un cadre légal ou éthique strict.
Des enjeux éthiques majeurs, souvent sous-estimés
Les sciences participatives sont parfois présentées comme éthiques par essence sous prétexte qu’elles impliquent les citoyens. C’est faux. Elles posent des questions sensibles :
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- gestion des données personnelles sensibles,
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- consentement (vraiment) éclairé,
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- exploitation de contributions non rémunérées,
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- exposition de populations vulnérables,
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- flou sur les usages secondaires des données.
Dans le domaine de la santé, et plus encore de la santé mentale, ces enjeux sont cruciaux. La participation doit être réellement volontaire, protégée, et accompagnée d’une réflexion sur le pouvoir asymétrique entre institutions et citoyens.
La nécessité d’un accompagnement et d’une médiation permanente
Contrairement à ce que l’on imagine parfois, un projet participatif n’automatise pas la recherche : il l’alourdit considérablement. Il faut recruter, animer, former, modérer, corriger ; il faut garantir un retour aux participants ; il faut expliquer les résultats, les limites, les choix méthodologiques. Cette médiation représente un travail considérable, souvent sous-estimé dans les budgets et les calendriers. Plusieurs retours d’expérience montrent que les projets les plus durables sont ceux qui investissent sérieusement dans l’animation et la transparence.
Ce que cela change pour la communication scientifique
L’un des effets les moins discutés des sciences participatives concerne la communication scientifique elle-même. Lorsque les citoyens ne sont plus seulement destinataires de l’information mais acteurs de la production de connaissances, la communication ne peut plus fonctionner sur un modèle unidirectionnel. Elle devient un processus continu, dialogique, et beaucoup plus exigeant.
Une communication qui commence avant la recherche et ne se termine jamais vraiment
Dans les modèles traditionnels, la communication scientifique intervient en aval : une fois les résultats établis, on les diffuse. Les sciences participatives inversent cette logique. Il faut communiquer :
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- Avant : pour recruter, expliquer les objectifs, clarifier les rôles.
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- Pendant : pour accompagner, corriger les biais, maintenir l’engagement.
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- Après : pour restituer les résultats, remercier, reconnaître la contribution.
Cette triple temporalité est maintenant documentée comme un facteur clé de réussite. Elle transforme le communicant en partie prenante du projet, et non plus en simple relais final.
Une exigence accrue de transparence et de pédagogie
Quand des citoyens participent, ils veulent comprendre ce qu’ils font, pourquoi ils le font et comment leurs données seront utilisées. Cela suppose une communication : plus claire sur les méthodologies ; plus honnête sur les limites ; plus attentive aux zones d’incertitude. Cette exigence rejoint des tendances plus larges : demande de transparence, remise en question de l’autorité experte, évolutions du rapport au savoir scientifique.
Une redéfinition du rôle des institutions scientifiques
Les institutions ne peuvent plus se contenter de “faire descendre” la science vers le public. Elles doivent organiser la participation, créer des espaces de dialogue, faciliter l’accès aux données, répondre aux questions. Cela implique : une culture de l’ouverture ; des compétences nouvelles (animation, modération, design d’interface, UX) ; un effort constant de coordination. Cette hybridation du rôle institutionnel est aujourd’hui considérée comme l’un des principaux défis pour les laboratoires et les organismes de recherche.
Une reconnaissance progressive du savoir expérientiel
Dans certains projets participatifs, les savoirs issus de l’expérience, qui sont des savoirs situés, sont valorisés et intégrés dans l’analyse. Cela oblige les communicants à sortir d’une logique descendante pour adopter une posture plus horizontale.
Ce que nous faisons avec Les Maux Bleus, c’est un point que je juge essentiel : reconnaître le savoir expérientiel, non seulement comme un geste éthique, mais aussi pour enrichir la compréhension d’un phénomène aussi complexe que la souffrance psychique. Cela oblige cependant à une communication prudente, pour éviter les malentendus ou la confusion entre témoignage individuel et connaissance stabilisée.
Une relation plus directe et parfois plus fragile avec les publics
Le numérique facilite l’interaction, mais il expose aussi à des attentes élevées et à des critiques rapides : une absence de réponse peut être vécue comme un « manque de respect », une erreur peut circuler très vite, une promesse non tenue peut fragiliser tout un projet. La communication scientifique devient ainsi un enjeu de confiance. Les projets les plus solides sont ceux où les équipes répondent, expliquent, reconnaissent les limites et valorisent les contributions.
Ce que les sciences participatives changent pour la santé — et surtout pour la santé mentale
Dans le champ de la santé, les sciences participatives ont un potentiel immense, mais elles avancent plus lentement que dans d’autres domaines. Les raisons sont plutôt simples : plus de contraintes éthiques, plus de risques, plus de questions sur la validité des données. Pourtant, lorsqu’elles sont bien encadrées, elles ouvrent des perspectives essentielles, particulièrement en santé mentale, où le vécu et l’expérience jouent un rôle déterminant.
L’expérience vécue comme source de connaissance, pas seulement comme témoignage
Dans la plupart des disciplines biomédicales, les données objectives priment : mesures, résultats biologiques, imagerie. En santé mentale, l’expérience vécue fait partie intégrante du phénomène étudié. Les ressentis, les trajectoires, les stratégies d’adaptation, les contextes de vie, sont autant d’éléments que les approches quantitatives classiques captent difficilement. Les sciences participatives permettent de structurer ces savoirs expérientiels, de les documenter, et parfois de les intégrer à des modèles de compréhension, à condition de disposer d’un cadre méthodologique rigoureux.
Les communautés en ligne comme « laboratoires distribués »
Depuis plusieurs années, les espaces numériques (forums, groupes, réseaux sociaux, plateformes spécialisées) produisent une masse d’informations inédites :
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- démarches d’auto-soin (self-care),
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- émergence de pratiques non médicales et « alternatives »,
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- signaux faibles de détresse,
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- perceptions et acceptabilité des soins,
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- représentations sociales de la santé mentale.
Certaines recherches montrent que ces espaces pourraient servir à détecter précocement des changements d’état d’esprit collectif ou des signaux de mal-être distribués, bien avant que les institutions ne les identifient. Cela ne signifie pas qu’il faille tout analyser, encore moins surveiller, mais que ces communautés produisent des connaissances utiles que la recherche peut intégrer de manière éthique. On peut par exemple lire l’étude de Lucy Foulkes sur les discussions autour de l’autodiagnostic psychiatrique sur Reddit.
Une opportunité pour réduire l’écart entre les savoirs
La santé mentale souffre d’un déficit historique de dialogue entre : les professionnels, les personnes concernées, leurs proches, mais aussi d’un point de vue communautaire. La participation, quand elle est réelle, permet de construire des ponts. Dans plusieurs projets internationaux, les personnes concernées ont contribué à définir les priorités de recherche, à élaborer des questionnaires, ou à interpréter les résultats. Cette approche améliore la pertinence des questions posées, l’acceptabilité des interventions, et la qualité de la communication entre acteurs.
Une manière de repenser la communication en santé mentale
Pour moi, c’est l’un des enjeux qui comptent aujourd’hui. La participation citoyenne oblige à dépasser les modèles centrés sur la simple sensibilisation ou prévention universelle. Elle ouvre la voie à une communication qui : reconnaît la diversité des vécus, valorise les expertises de parcours de soins, renforce la confiance entre institutions et citoyens, crée des dispositifs d’écoute et de co-production, contribue à réduire l’exclusion en donnant une place centrale aux personnes concernées — le fameux Rien sur nous sans nous, ou encore Rien sans nous.
Les sciences participatives ne sont donc pas simplement un outil supplémentaire : elles représentent une manière différente de concevoir la relation entre savoir, expérience et communication. Ce qui, en santé mentale, est essentiel.